I
Une fée dans l’appartement
(A Fairy in the Flat)
Enfouie dans une confortable bergère, Mrs Thomas Beresford contemplait obstinément le bâtiment qui lui faisait face, de l’autre côté de la rue.
— Si seulement il arrivait quelque chose ! fit-elle avec élan.
Son mari leva sur elle un regard désapprobateur.
— Tuppence, attention ! Cette soif de sensations vulgaires devient positivement inquiétante.
Tuppence soupira et récita en fermant les yeux :
— Tommy et Tuppence se marièrent et vécurent heureux à tout jamais. Six ans plus tard, ils vivaient encore heureux à tout jamais… Comme la réalité est différente de ce que l’on imagine !
— C’est profond, mon cœur, mais pas original du tout. D’éminents poètes et des théologiens encore plus éminents ont exprimé avec – si je peux me permettre – infiniment plus de talent tout ce que vous venez de dire…
— Il y a six ans, j’avais cru qu’avec assez d’argent pour acheter tout ce qui me passait par la tête et vous comme mari, ma vie ne serait qu’une longue mélodie comme disent ces poètes que vous semblez si bien connaître.
— Est-ce moi ou l’argent qui vous a blasée si vite, mon amour ?
— Blasée n’est pas exactement le mot. Je me suis seulement habituée à mon bonheur.
— Pensez-vous que je devrais vous négliger un peu ? Emmener d’autres femmes dans des boîtes de nuit, par exemple ?
— Inutile. Vous m’y rencontreriez accompagnée d’autres hommes. Et je saurais parfaitement que vous n’appréciez pas la compagnie de ces femmes, alors que de votre côté, vous ne seriez jamais certain de mon indifférence envers mes chevaliers servants. Les femmes sont tellement plus exigeantes dans leur choix.
— Ce n’est que dans le domaine de la modestie que les hommes remportent la palme… Sérieusement, qu’est-ce qui ne va pas, Tuppence ?
— Je ne sais pas. Je désire tant que quelque chose arrive ! Quelque chose de sensationnel ! Rappelez-vous, Tommy, quand nous poursuivions des espions allemands ! Bien sûr, je sais qu’à présent vous faites encore plus ou moins partie du Service Secret, mais cela ne consiste plus qu’en un travail de bureau.
— Vous aimeriez me voir partir pour les régions connues de la Russie déguisé en contrebandier bolchevique ou m’engager dans quelque autre aventure de ce genre ?
— Cela ne servirait à rien puisque je ne serais pas autorisée à vous accompagner et c’est moi qui ai désespérément besoin d’activité !
— N’avez-vous jamais pensé aux travaux ménagers ?
— Vingt minutes de travail chaque matin suffisent à maintenir la réputation d’une maîtresse de maison. Avez-vous quelque motif de plainte à ce sujet ?
— La façon dont vous tenez votre ménage est si parfaite qu’elle en devient presque banale, Tuppence.
— J’aime votre gratitude !
Après un moment de silence, elle reprit :
— Vous, naturellement, vous avez vos occupations professionnelles, mais cependant, Tommy, n’éprouvez-vous pas le secret désir qu’un événement imprévu se produise ?
— Non. Tout au moins, je ne le crois pas. Un événement imprévu peut très bien ne pas être agréable du tout !
— Comme les hommes sont terre à terre ! soupira Tuppence. Vous n’avez donc aucun soupçon de romantisme ?
— Quel livre venez-vous de lire, Tuppence ?
— Imaginez un peu : nous entendons un coup violent frappé à la porte et nous ouvrons pour voir un homme mort s’avancer en titubant.
— S’il est mort, il ne pourra avancer ni en titubant ni autrement.
— Vous faites semblant de ne pas me comprendre. Ils titubent toujours juste avant de mourir et s’écroulent à vos pieds, en laissant échapper quelques mots énigmatiques : « Le Léopard madré » par exemple.
— Je conseille généralement, dans ce cas, la lecture de Schopenhauer ou de Kant.
— Une aventure de cette sorte nous sortirait de notre mortelle routine. Cela vaut de toute manière mieux qu’un désir romanesque ou sentimental. Toutefois, je dois avouer que cela se produit aussi parfois. Je rêve que je pourrais rencontrer un homme, un homme vraiment séduisant…
— Vous m’avez rencontré moi, n’est-ce pas suffisant ?
— Un homme grand, mince et bronzé. Terriblement fort. Le genre de mâle qui peut attraper des chevaux au lasso… Je voudrais qu’il tombe éperdument amoureux de moi. Bien sûr, je le repousserais et resterais fidèle à mes engagements mais mon cœur battrait secrètement pour lui.
— Eh bien ! pour ma part, je souhaite souvent rencontrer une fille merveilleuse avec des cheveux couleur de blé mûr, qui tomberait amoureuse de moi. Seulement, je ne crois pas que je la repousserais…
— C’est très vilain !
— Que se passe-t-il, Tuppence ? Vous n’avez jamais tenu de tels propos, auparavant ?
— Vous savez, c’est très dangereux d’avoir tout ce qu’on désire et trop d’argent à sa disposition. Bien sûr, il y a toujours les chapeaux.
— Vous en avez déjà au moins quarante et ils se ressemblent tous.
— C’est toujours ainsi avec les chapeaux. Ils ne diffèrent les uns des autres que par de légers détails. J’en ai vu un assez joli chez Violette, ce matin.
— Si vous n’avez rien de mieux à faire que d’aller acheter des chapeaux…
— Exactement. Je n’ai rien d’autre à faire ! Oh ! Tommy, je désire tellement que quelque chose d’intéressant se produise ! Si seulement nous pouvions rencontrer une fée…
— Tiens ! Il est curieux que vous disiez cela.
Il ouvrit un tiroir de la table de travail et en sortit une photo qu’il tendit.
— Oh ! s’exclama-t-elle. Vous les avez fait développer. Est-ce celle qu’on a prise dans cette pièce ? La vôtre ou la mienne ?
— La mienne. La vôtre n’a rien donné. Vous l’avez sous-exposée, comme d’habitude.
— Cela doit vous plaire de constater qu’il y a une chose pour laquelle vous êtes plus doué que moi.
— Remarque dangereuse, mais je l’oublie pour le moment. Je tenais à vous montrer ceci.
Il lui indiqua une petite tache blanche dans le coin du cliché.
— C’est un défaut du film ?
— Pas du tout. Ceci, Tuppence, est une fée.
— Ne dites pas de bêtises !
— Voyez vous-même.
Il lui tendit une loupe et la jeune femme étudia longuement la marque qui, grossie, pouvait passer pour une minuscule créature ailée.
— Elle a des ailes ! s’exclama Tuppence. Une vraie fée de chez nous ! Oh ! Tommy, pensez-vous qu’elle va exaucer nos vœux ?
— Vous le saurez bientôt. Vous avez assez désiré tout l’après-midi que quelque chose arrive.
À ce moment, la porte s’ouvrit et un grand garçon de quinze ans, qui semblait hésiter entre le rôle de maître d’hôtel et celui de groom, s’enquit avec une magnifique dignité :
— Madame est-elle chez elle ? La sonnette de la porte d’entrée vient juste de retentir.
— Je souhaiterais qu’Albert n’aille pas si souvent au cinéma, soupira Tuppence après avoir répondu affirmativement et que le garçon se fut retiré. Il copie les maîtres d’hôtel de grande maison à présent ! Dieu merci, je l’ai convaincu de ne pas demander aux visiteurs leurs cartes pour me les apporter sur un plateau d’argent !
La porte se rouvrit et Albert annonça : « Mr Carter ! » comme s’il s’agissait d’une Altesse royale.
— Le Patron ? marmonna Tommy étonné.
Tuppence se leva d’un bond avec une exclamation de plaisir pour accueillir un homme grand aux cheveux gris, dont le regard perçant contrastait avec un sourire fatigué.
— Mr Carter, je suis heureuse de vous voir.
— Merci, Mrs Beresford. Dites-moi : comment trouvez-vous l’existence en général ?
— Monotone, répliqua-t-elle avec un clin d’œil.
— Parfait ! Je suis heureux de vous trouver dans une disposition d’esprit aussi favorable.
— Vous me faites bouillir d’impatience !
Albert, jouant toujours au maître d’hôtel raffiné, rentra avec le plateau de thé. Lorsqu’il eut fini de servir, sans accident fâcheux et qu’il eut refermé sur lui, Tuppence reprit avec volubilité :
— Vous avez quelque chose en tête, n’est-ce pas, Mr Carter ?
— Oui… en effet. Vous n’êtes pas le genre de personne à reculer devant le risque, n’est-ce pas ?
Les yeux de Tuppence brillèrent d’intérêt.
— Il y a un certain travail à faire pour notre service et j’ai pensé… j’ai seulement pensé… que cela pourrait vous intéresser tous les deux, à l’occasion.
— Parlez ! je vous en prie.
— Je vois que vous avez le Daily Leader, remarqua-t-il en prenant le journal sur la table.
Il chercha la page des petites annonces et indiqua un paragraphe.
— Lisez donc ceci.
« L’Agence Internationale. Théodore Blunt, directeur. Enquêtes privées. Personnel nombreux, digne de confiance et expérimenté. Discrétion absolue. Consultations gratuites. 118 Haleham Street. (West Center) »
Tommy leva un regard interrogateur sur son chef qui hocha la tête.
— Cette agence de détection ne marchait plus depuis un certain temps. Un de mes amis l’a rachetée pour une bouchée de pain. Nous avons décidé de la remettre sur pied… disons pour tenter un essai pendant six mois. Et bien sûr, il lui faudra un directeur.
— Pourquoi pas Mr Blunt ? demanda Tommy.
— Je crois savoir que Scotland Yard a cru bon de loger Mr Blunt aux frais de Sa Majesté. Figurez-vous qu’il refuse de nous confier des choses qu’il connaît et qui nous intéressent.
— Je vois, Sir, approuva Tommy ; tout du moins, je crois comprendre.
— Je suggère que vous preniez six mois de congé. Raison de santé. Et naturellement, si vous voulez vous charger d’une agence privée de renseignements et d’enquêtes sous le nom de Théodore Blunt, cela ne me regarde pas.
Tommy ne marqua aucune surprise.
— Avez-vous des instructions spéciales, Sir ?
— Mr Blunt était en relation avec l’étranger à propos de quelques affaires. Vous pourriez surveiller l’arrivée d’enveloppes bleues portant un timbre russe. Elles sont envoyées par un négociant en jambons, anxieux de trouver sa femme réfugiée en Angleterre depuis plusieurs années. Décollez le timbre de ces enveloppes et vous trouverez le chiffre 16 inscrit en dessous. Prenez une copie de ces lettres et envoyez-moi l’original. De plus, si quelqu’un se présente à l’agence et fait allusion à ce chiffre 16, tenez-moi au courant aussitôt.
— Compris, Sir. Et en dehors de ces recommandations ?
Mr Carter ramassa ses gants et se prépara à sortir.
— Vous pouvez diriger l’agence comme bon vous semblera. J’ai pensé… – ses yeux brillèrent d’une petite lueur – … que cela amuserait peut-être Mrs Beresford de se livrer à un petit travail de détective.